Sombre.
Il faisait trop sombre. Ruby avait peur. Elle ne pensait pas que le jour partirait si tôt. Elle ne pensait pas qu'elle n'arriverait pas chez elle à temps. Lorsqu'elle avait vu le soleil se coucher, elle était partie de la mairie en hâte. Comme une démente, les yeux grand ouverts, en murmurant des mots incompréhensible en courant vers la sortie. Mais les derniers rayons orangés s'étaient envolés avant qu'elle n'arrive chez elle. Dissipés. Dissipés. Envolés.

"NON !"

Son point frappa violemment un mur de bois. Habité, inhabité ? Quelle importance. Elle était seule. Dans le noir. Seule. Perdue. Ou suis-je ? Ou suis-je ? Je ne vois plus rien. Elle avait trop couru, son souffle se perdait dans les méandres de l'angoisse. Appuyée contre le mur, elle tentait de reprendre sa respiration. Les larmes montaient. Ses yeux s'écarquillèrent et tout son visage exprima la peur. Comme un fou, elle bougeait frénétiquement la tête, à droite, à gauche, en haut, à gauche, puis en bas, et ainsi de suite. Elle croisa ses bras contre elle.
Froid. Elle avait froid.
Haletante, elle aperçu une lueur. De la lumière, mais elle était si loin ! Une bourrasque de vent glaça le sang de l'adolescente. Était-ce réellement une lumière ? N'était-ce pas un piège ? Pliée sur elle même, crispée, Ruby n'arrivait plus à contrôler sa respiration. Son pouls s'accélérait.
Grand-mère.

Rien. Elle ne voyait rien. Effrayée. Comme un oisillon. Comme un oisillon je vais mourir étouffée dans le noir. Tuée par quelqu'un. Qui ? Qui ? "MONTRE-TOI !" hurla la démente en restant pliée sur elle même. Ses mains resserraient leur étreinte contre son pull. Difficilement, elle fit quelques pas en avant. Puis elle trébucha.
Du noir. Partout. Partout. Partout, partout !

"AAAAAAAAH !"

Son cri déchira le ciel. Je suis seule. Toute seule.
Et j'ai peur.

Ses yeux demeuraient grand ouverts, ses pupilles aussi petites qu'une tête d'épingle. Ses longs cheveux retombèrent devant elle. Accroupie, elle n'osait plus bouger. Paralysée. Ses larmes se mirent à couler. On pouvait nettement distinguer son souffle haletant, calé sur son rythme cardiaque. Pressé, pressé, affolé. Le vent persistait à jouer avec le bois. Le crissement des volets mal fixés de la maison à côté retentirent avec écho dans la ruelle, angoissant davantage l'adolescente. Volets, maison, où ? Ruby ne distinguait rien. Elle n'arrivait plus à se concentrer. Ses larmes étouffaient ses yeux. L'air étouffait son souffle. L'obscurité étouffait son cœur.
Debout. Debout.
Ses bras tentèrent de faire appui lorsque ses jambes tremblantes se mirent à bouger. Une once de courage la parcourait. Elle ne devait pas rester ici. Mais rien à faire. Ses bras tremblotants lâchèrent et elle s'écrasa par terre. De la poussière noire l'entoura. Les ténèbres l'envahissaient. Ses pleurs n'en finissaient pas. Non. Je ne veux pas mourir. Elle finit par se débattre, comme une folle contre un ennemi imaginaire. Elle se roulait, ses bras brassaient inutilement du vent, et sa bouche ne cessait de lancer des gémissements de peur et de douleur.

"Laissez-moi ! LAISSEZ-MOI !"

Elle ne pouvait rien faire. Pas de lumière, pas de plume. Pas de plume, pas de protection. Elle finit par se recroqueviller sur elle-même, yeux écarquillés. La peur défigurait son visage enfantin. Peur, peur peur, peur, mort, peur, peur, mort !
Elle cria une nouvelle fois, de manière désespérée, les larmes étreignant ses cordes vocales. Les ténèbres prenaient du terrain. Bientôt, l'obscurité allait l'empêcher même de crier.

Si elle aurait été plus proche de sa maison, ses voisins auraient pu s'exprimer "oh non, c'est pas vrai, la gosse de McKenna recommence ses crises". Cela faisait longtemps qu'elle ne s'était pas retrouvée dans le noir complet.
Non, pas si complet que ça. La lueur. Comme un brin d'espoir. Ses yeux restèrent fixer sur la lumière qu'elle avait vu précédemment. En ne la quittant pas des yeux, elle se redressa. S'accroupit sur ses jambes. Et parvint, titubante, à tenir dessus, ses bras ballotant, avant d'être presque totalement debout. Légèrement penchée en avant et ses mains attrapant des bouts ci et là de son pull, Ruby s'était relevée. Redressée. Sa peur subsistait mais plus que la peur du noir, la peur de mourir l'obligeait à se battre.
Cependant, elle n'osait pas bouger. Elle pensait qu'au moindre de pas, l'obscurité l'attraperait. Pour une fois, elle pleurait silencieusement. Debout, fixe. Comme un fantôme. Son teint pâle ne faisait que renforcer cette impression. Elle était là, comme l'apparition d'une petite fille aux cheveux longs et noirs à cause de l'obscurité. Comme l'esprit d'une enfant revenant hanter Bloody Lane.
Ruby avait l'impression d'être déjà morte. Elle avait froid, elle avait peur, elle voyait une lueur au loin.

"Jamais ! Jamais !" s'écria-t-elle. "Je ne suis pas morte ! Jamais !"

Non. Elle partirait de cette île avant. Avant de mourir. Bouche entrouverte, elle ne savait pas quoi faire. La peur entravait ses gestes et son esprit
Soudain, des bruits de pas. Les mains de Ruby resserrèrent leur étreinte. Qui venait ? Qui approchait ? L'image du cadavre de sa grand-mère envahissait son esprit. Quelqu'un allait la poignarder. Elle en était sûre. Et elle était dans le noir. Sans pouvoir se défendre.
Les bruits de pas se rapprochaient. Et sa peur grandissait. Elle tremblait de tout son long. Elle se recroquevilla, encore, encore, avant de faire soudainement volte-face, ses longs cheveux suivant son mouvement, tandis que sa face apeurée hurlait :

"N'approchez pas !"

La silhouette qui approchait était celle d'un enfant. Venait-on la chercher pour l'emmener au pays de morts ?

Noir, il faisait vraiment trop noir. Pourquoi donc la nuit était-elle tombée si vite ? Ooooh Eanna aurait bien joyeusement maudit le lecteur irascible qui l'avait retenue jusque si tard, si elle avait eu encore assez de présence d'esprit pour cela. Malheureusement, ce n'était pas le cas.

Oh, vous ne comprenez pas ? Remettons les choses au point... Eanna était terrorisée. Elle avait peur. Et de quoi, me direz-vous ? Du noir... C'était une phobie inexpliquée - du moins pour elle - qui était apparue quand elle avait quelque chose comme huit ou neuf ans. Au moment où son père était parti avec son frère aîné. Les deux choses étaient-elles liées ? De nombreux psychologues avaient tenté d'établir un lien, mais ils se heurtaient à la résistance de la petite fille. Plus précisément, à sa mémoire qui était curieusement défaillante.

La phobie ne s'était pas arrangée avec le temps. On pourrait même dire qu'elle avait empiré. Au départ, la fillette avait simplement un peu ... de mal à s'endormir. Désormais, l'adolescente qu'elle était devenue ne supportait plus d'être seule le soir, et dormait la lumière allumée. Or, là, en cet instant précis, elle était seule, et dans le noir. Rien d'étonnant à ce qu'elle panique un peu donc.

Il lui fallait de la lumière. N'importe quoi, une bougie, une lampe torche, un feu, la flamme d'un briquet, mais quelque chose ! Quelque chose qui lui permettrait de retrouver ses esprits ! Quelqu'un. Que quelqu'un vienne. Que quelqu'un l'aide ! Il n'y avait donc personne, dans les rues de Bloody Lane, la nuit ? Et l'éclairage, ils ne connaissaient pas ? Pourquoi fallait-il qu'elle se trouve dans le seul quartier d'Esplumoir qui ait obtenu une dispense d'éclairage ?

Les larmes roulaient sur ses joues, et elle voyait flou. Le visage déformé par la panique, il lui semblait voir des ombres s'agiter dans les recoins plus obscurs. Le moindre bruit était devenu une torture. Une goutte d'eau qui tombait, un caillou qui roulait, et sa phobie lui faisait voir quelqu'un derrière elle. Une ombre terrifiante. Une ombre au rire fou. Une ombre qui tenait un couteau. Quelqu'un, qui lui voulait du mal.

Eanna respirait de plus en plus vite. Elle voulait retrouver de la lumière, faire quelque chose. Partir en courant loin de ce quartier maudit, mais elle avait les jambes coupées... Et soudain, des cris. Oui, ce n'était pas un rêve. La demoiselle entendait une voix de fille, qui criait. Quelqu'un ! D'un coup, elle retrouva toute son énergie, et se précipita ... dans la direction des cris. Elle y voyait de la lumière ! Son esprit n'était pas bien clair, et alors qu'elle voulait les fuir, elle se rapprocha de la source des hurlements et découvrit... Une fille ! Une fille qui lui criait dessus, lui interdisait d'approcher.

Les larmes d'Eanna débordèrent, et elle ne vit pas que celle qu'elle croyait envoyée par la providence... était tout aussi terrorisée qu'elle. Non. Elle ne vit que l'être humain qui se trouvait là, et pourrait la rassurer. Un cri, à moitié étranglé, un pas, puis deux, et la jeune fille s'était jetée dans les bras de la personne en face d'elle. La petite irlandaise serrait fort, fort, fort contre elle ce corps de fille étranger. Elle s'agrippait à l'autre fille comme à une bouée de sauvetage.

"J'ai peur..." laissa-t-elle échapper dans un souffle, tout contre l'oreille de l'autre demoiselle.

Et effectivement, Eanna tremblait comme une feuille sous le vent. Maintenant qu'elle avait trouvé quelqu'un, ça allait peut-être se calmer ? Il fallait que cette jeune fille l'aide...

"Au secours..."

L'enfant en face d'elle n'était pas si petite que ça. En fait, elle devait presque faire sa taille. De manière illogique, le mot "adulte" vint dans la tête de Ruby, lui rappelant ainsi sa grand-mère. Elle allait mourir. Elle allait mourir. Cet enfant aux cheveux longs venait la tuer. La poignarder. La faire oublier de tous.
Oubliée, oubliée.
Elle l'était déjà. Oubliée.

Malgré son avertissement, l'enfant lui fonça dessus avec une sorte de petit cri, sûrement étouffé par des sanglots. Les bras écartées, pas encore redressée suite à son volte-face, Ruby resta ainsi, paralysée. Ses yeux demeuraient hébétés alors que l'enfant, apparemment une fille, lui murmura à l'oreille "J'ai peur". L'adolescente fut parcourue d'un frisson. Elle aussi, elle avait peur.
Peur, peur, peur. J'ai peur, l'inconnue. Nous avons toutes les deux peur.

"Au secours..."

Le vent glacial ne manqua pas de pitié et souffla une nouvelle fois, plus fort encore. Mais la jeune fille collée à elle pouvait la réchauffer. La chaleur évoquait à Ruby du feu, et le feu la lumière, ce qui la rassurait un peu. D'un instinct protecteur qu'elle-même n'aurait pas pu expliquer, l'adolescente enlaça l'étrangère, se recroquevillant légèrement sur elle, sa tête contre la sienne, sa bouche proche de son oreille. Les yeux embués de larmes, elle répondit avec une voix étouffée :

"Moi aussi..."

Une sincérité pas forcément des plus rassurantes, mais Ruby se mettait sur un pied d'égalité. Un lien les unissait déjà alors qu'elles ne se connaissaient même pas. Leur peur les unissait. Et un union fraternel, Ruby en avait besoin.
Le noir, le noir.
L'obscurité était toujours là, omniprésente. Ruby essayait de regarder au loin mais rien ne lui apparut. Juste les ténèbres qui, même monochrome, semblaient pour l'adolescente se rapprocher. Les ombres leur voulait du mal. Toujours dans son instinct protecteur, Ruby serra l'inconnue plus fort encore. Si l'obscurité devait tuer quelqu'un, ce serait elle. Elle se surprenait elle-même à penser une telle chose, elle, l'enfant terrorisée qui avait hurlé de peur dans le noir quelques secondes auparavant. Mais si elle mourrait, alors l'étrangère serait bientôt tuée elle aussi, non ? Cela ne rimait alors à rien. Alors Ruby ne voulait pas mourir. Toujours pas. Jamais, jamais !
Ruby recula un peu son visage pour essayer de voir celui de son interlocutrice. Mais il faisait trop sombre, toujours trop sombre. Ses larmes coulaient toujours. Elle ne discernait que de vagues formes, mais elle était incapable de décrire qui était collée contre elle.
J'ai peur, j'ai peur, l'inconnue.
Je veux partir, partir. Partir loin de cet endroit dangereux et effrayant.

"P-partir..."

Ruby se recolla contre l'inconnue, prise d'un sursaut de peur. Un volet grinçait. Ils approchaient. Les Ténèbres approchaient. Lentement, discrètement, sans un son. Mais elle le savait. Ils approchaient. Ils étaient déjà là. Tuer, tuer. Ils murmuraient ces mots. Tuer. Tuer la jeune fille. Tuer les deux filles.

"T-tuer...ils vont nous tuer... P-partir...nous devons...p-partir..."

Elle-même ne savait pas comment s'en aller. Pour aller où, tout d'abord ? Elle était perdue. Incapable de retrouver son chemin. Dans le noir, sans défense, sans aide. Car malheureusement, l'enfant collée à elle était aussi inutile qu'elle dans l'obscurité.
Délaissées, apeurées.
Si la Mort venait les prendre, alors elles seraient sœurs de mort. Ruby laissa échapper un rictus certainement incompréhensible pour l'étrangère. Son rire avait été étouffée par les larmes, le rendant étrange et un peu retenu.

La lumière.

Derrière elle, il y avait de la lumière, elle le savait. Elle se détacha un peu de l'inconnue, tâtonna son bras puis lui saisit la main. Elle chercha en vain ses yeux, devinant juste son visage. En tentant de le fixer, elle déclara sur une voix étonnamment claire :

"Essayons d'atteindre la lumière."

Elle serrait fort la main de l'inconnue. Elles pouvaient y arriver, toutes les deux. Si elles se dépêchaient, si elles avaient confiances, alors elles pouvaient, peut être. Peut être. Mourir ici ou mourir là-bas, de toute façon, cela n'avait aucune importance pour Ruby. Elle voulait juste ne pas mourir. Et que cette enfant ne meure pas non plus.
Vivre, vivre. C'était le seul mot positif que la demoiselle pouvait penser.

Accrochée à la fille inconnue, Eanna sentait sa chaleur contre elle. Sa vie. Ça pulsait au rythme des battements de son cœur. Rapides, des battements d'angoisse. Curieusement, c'était quelque chose de rassurant. Eanna n'était plus seule, il y avait quelqu'un, quelqu'un avec elle. Quelqu'un qui la réconfortait par sa seule présence. Mais... Tout n'allait pas comme d'habitude. Pas comme quand elle dormait chez quelqu'un. Pas comme quand elle était avec les petits. Même diminuée, la terreur persistait. Elle gardait ce trou noir dans le ventre, qui lui semblait prendre de l'ampleur pour tenter de la dévorer. L'horreur qui l'empêchait de regarder derrière son épaule, qui lui donnait cette ... sensation. Sensation que quelqu'un allait venir. Quelqu'un de mauvais. Couteau. Oui, couteau ça disait. Couteau, douleur, peur, noir. Noir. Noir. Noir...

Serrée contre l'inconnue, Eanna gémit. S'accrocha, serra, serra fort, plus fort. Si seulement ce contact physique la faisait se réveiller ! Si seulement ça pouvait n'être qu'un cauchemar ! Une hallucination. Quelque chose d'irréel. Oui, c'était ça. Elle ne pouvait pas vraiment être là, perdue avec une fille à peine plus âgée qu'elle, dans un endroit où il faisait tout noir. Elles ne pouvaient pas vraiment être là, toutes les deux ...

Ses oreilles bourdonnaient, malgré l'effet apaisant du corps de la demoiselle contre le sien. Sa présence... Cela ne suffisait pas. Pourquoi ? D'habitude cela fonctionnait ! Faudrait-il quelque chose de plus, désormais, pour exorciser sa terreur ? Tremblante comme une feuille, Eanna cacha son visage dans le cou de la fille. Cacher ses yeux, en enlever tout ce ... noir. Elle ne pouvait pas se boucher les oreilles, et pourtant elle l'aurait bien fait. Supprimer toutes ses sensations. Se retrouver ailleurs. Dans un ailleurs où elle n'entendrait pas leurs souffles précipités, rauques, les cailloux qui roulaient. Dans un ailleurs où le vent ne serait pas si froid. Dans un ailleurs où... il ferait clair !

Combien de temps ? Combien de temps avant que le soleil se lève, que tout revienne à la normale ? Était-il possible qu'elles s'en sortent, toutes les deux ? Saines de corps et d'esprit ? Le "Moi aussi" de l'inconnue fit tressauter son cœur dans sa poitrine, renforçant ce trou noir que creusait petit à petit la terreur dans son corps. Elle aussi, elle avait peur. Elle aussi, elle avait envie de pleurer, de s'enfuir...

"Oh non..."

Eanna réalisait que toutes les deux, elles étaient perdues. C'était pour ça. Pour ça que la présence de la demoiselle n'avait pas soulagé les peurs de la jeune irlandaise. Pour qu'elle se sente en sécurité quand le noir était venu, il fallait que l'autre personne avec elle ignore tout de cette horreur que l'on ressent dans l'obscurité. Qu'il (ou elle) ait oublié que les ombres prennent forme humaine, la nuit, et qu'elles sont rarement amicales. Qu'il ait oublié que le moindre bruit était amplifié, quand les autres sens sont paralysés. L'inconnue, elle, était une sœur. Une sœur de peur, une sœur de nuit. C'était pour cela que ça ne fonctionnait pas !

Partir. Il fallait partir, ne pas rester ici. Gagner la lumière, peu importe le moyen. Elles ne supporteraient pas de rester ici, même toutes les deux, dans ce noir atroce. Elles ne survivraient pas à cette nuit. Les "autres" allaient venir. Toutes ces ombres terrifiantes, qui pouvaient faire si mal quand elle vous attrapaient. Il fallait fuir. Fuir, peu importait la direction ! Tout était mieux qu'ici, que cette ruelle isolée...

De la lumière. Par pitié.

"Partons. VITE !"

La voix d'Eanna était montée dans les aigus, tout en gagnant en intensité. Rester aussi longtemps dans le noir ne lui valait rien. Elle était presque hystérique, et que l'inconnue elle aussi mentionne les ombres qui tuent n'arrangeait en rien son état. Ça confirmait juste ses craintes.

Et puis. Déclic. Elle a dit lumière. De la lumière. Oui, de la lumière vive, claire, chaude et rassurante. Il fallait de la lumière, pas seulement cette faible lueur que prodiguaient les lanternes de Bloody Lane. Et elle. N'était-elle pas capable de produire de la lumière. Une flamme. Une flammèche, une toute petite ! Mais...

"Je... je peux faire ... de ... de la lumière. D-du f-feu... Mais... E-est-ce qu'ils n-ne v-vont pas n-nous retrouver, c-comme ça ?"

Oui. Les flammes d'Eanna ne dureraient pas très longtemps : la demoiselle ne savait pas se faire entendre du Feu pendant une longue durée. Et elles ne seraient pas très vives. A peine de quoi leur permettre de distinguer chacune le visage de l'autre. Elles les réchaufferaient, mais ne risquaient-elles pas d'attirer des choses ? De ces choses mauvaises qui vivent dans les ténèbres. De ces choses qui leur feraient du mal...

[HRP : Désolée pour le retard ! Est-ce que le post te va ? Je peux l'étoffer un peu si tu veux^^]

Dans la peur chacun devient fou. Les fous entre eux se comprennent et s'entendent très bien ; la folie n'est qu'une notion inexistante pour eux. Comme Ruby, Eanna se sentait en danger dans les Ténèbres. Et l'adolescente pensait qu'elle avait raison. Elle ne les voyait pas et pourtant elle pouvait les sentir, ces ombres menaçantes qui voulaient sa peau. Ces ombres aux formes étranges et agressives.
Ne me touchez pas, ne me touchez pas.
Ne nous touchez pas.

Les aigus de sa camarade fit sursauter Ruby, qui sur le coup renforça davantage son étreinte. Vite, partir, vite. Ne pas rester ici. S'en aller. La respiration de l'adolescente était irrégulière et bruyante. Un halètement lourd et douloureux. De nouveau des larmes s'échappèrent. Mais cela ne représentait plus rien pour la jeune fille qui de toute façon était déjà trop paniquée.
Protéger sa soeur de nuit. C'était le plus important. L'aider à sortir de là, pour qu'elle puisse vivre, elle, au moins. Les pensées de Ruby avaient perdu toute leur logique. Plus rien n'avait de lien avec quoi que ce soit. Tous ses songes s'étaient perdus dans les flots agressifs de l'épouvante. Partir, protéger, survivre, mourir, s'échapper, respirer. Sa confusion empirait.

La lumière était leur dernier espoir.

Bien que recroquevillée sur elle-même, Ruby tentait de se redresser. Mais le froid ne la faisait que serrer davantage sa camarade. Quand, soudain, elle attira son intention.

"Je... je peux faire ... de ... de la lumière. D-du f-feu... Mais... E-est-ce qu'ils n-ne v-vont pas n-nous retrouver, c-comme ça ?"

Nous retrouver. Nous retrouver.
Ruby tremblait d'effroi. Mais l'inconnue venait d'allumer une étincelle dans son esprit désordonné. Elle pouvait faire de la lumière. C'était ça ! Plus que sa soeur, c'était son ange ! Un ange venu la délivrer des Ténèbres ! Elle eut un sourire étrange, déformé par la peur, tandis qu'elle prenait sa camarade par les épaules. Elle la fixa de son regard alarmé et pourtant plein d'espoir.

"T-Tu peux faire de la lumière ?"

De toute façon, les Ténèbres étaient déjà là. Si elles ne faisaient rien alors elles mourraient. Lamentablement. Pitoyablement. Ement, ement. Ruby eut un curieux rictus tandis qu'elle baissait la tête. De la lumière, de la lumière. Elle pouvait faire apparaître de la lumière. Yeux rivés sur le sol, mains crispées sur les épaules de l'inconnue, elle s'écria :

"Allume ! Allume !"

Elle releva soudainement la tête, face à sa camarade, la poignant toujours plus fort, et poursuivit en hurlant :

"Allume ! Allume ! C'est notre seul espoir ! Allume !"

Elle lâcha soudainement prise et recula de quelques pas, ses mains jointes posées sur son coeur effrayé. Il battait vite, très vite. Elle avait mal à la poitrine. Sa voix n'était maintenant plus qu'un soupir :

"D-Dernier...dernier..."

Elle reprit bruyamment sa respiration, pliée en deux, et poursuivit d'un ton un peu plus fort mais toujours aussi saccadé :

"Lumière...dernier...Lumière...E-Espoir..."

On pouvait entendre son souffle haletant à des kilomètres maintenant. Sa crise la fatiguait de plus en plus. Elle se sentait faible. Les Ténèbres l'étouffait. Ils allaient avoir raison d'elle. Il fallait fuir ! Il fallait fuir !
Se retrouvant dans l'incapacité de parler, Ruby, tête baissée, bougea son bras avec dédain pour le tendre en direction de la source de lumière derrière elle. D'ici, on pouvait apercevoir une petite lueur rougeâtre, certainement une torche suspendue vers un jardin. Ce geste voulait dire "nous devons atteindre cette source de lumière avant qu'ils ne nous rattrapent", dans un langage gestuel étrange, propre à l'adolescente pour le moment muette. Elles ne pouvaient pas l'atteindre sans lumière. Elles ne pouvaient pas. Il leur fallait cette lumière !

Ruby tenta d'hurler le mot "lumière", mais sa bouche resta ouverte, sa respiration bloquée, un simple bruit aigu étouffé sortant de sa gorge meurtrie par son souffle coupé.
Elle jeta un regard effrayé et plein d'espoir vers sa soeur de nuit. Ses yeux inspiraient la pitié, la position de son corps, tremblant, haletant et replié sur elle-même, demandait appelait à l'aide.
On pouvait entendre le vent porter les lourdes inspirations de Ruby.

Ce n'était rien, pourtant. Il faisait juste noir. Et elle avait juste peur. Son esprit était trop malade pour être rationnel et organisé, cependant.

De la lumière, oui. Il fallait de la lumière. Lumière, oh, juste une toute petite lueur. Un bout de flamme qui viendrait danser sur son doigt et réchaufferait leurs cœurs glacés par l'horreur. Une étincelle d'espoir qui éloignerait les ombres cruelles, casserait leurs doigts noueux, les repousserait loin des membres fragiles des deux sœurs de ténèbres. Oui, le feu devait être convoqué en ces lieux sombres. Le feu devait apparaître ici devant elles. Le feu serait leur sauveur... Ou bien celui qui les condamnerait. Il pouvait les piéger, les révéler aux yeux noirs des ombres mauvaises, qui alors les attraperaient et les précipiteraient dans un abîme de noirceur. Ou alors, il pouvait confondre leurs ennemies, les faire fuir, et mener en sécurité les deux proies de la nuit. Le feu était puissant. Le problème, c'est qu'il l'était trop pour qu'Eanna le contrôle vraiment. Le feu n'obéissait qu'à sa propre volonté, et se faisait mer de flammes quand l'envie lui en prenait.

Alors, vraiment, l'enfant flamme hésitait. Malgré sa terreur, malgré les larmes qui emplissaient ses yeux, brouillant sa vue. Malgré son cœur qui s'emballait, et ses membres tremblant. Car il y avait pire que les ténèbres. Quelque chose dans sa mémoire perdue la titillait. Soufflait que les flammes pouvaient la détruire. Et l'enfant frissonna. Et l'enfant soupira. Mais les supplications de sa camarade de nuit la tirèrent de son dilemme. Une autre pleurait, à côté d'elle. Une autre criait. Quelqu'un dépendait d'elle, de ses flammes. Alors, si le feu se vengeait contre son invocatrice, au moins resterait-il une fille de nuit. Soupir.

Lever les mains, supplier la lumière miraculeuse, la chaleur purificatrice, de les libérer de cette noire tourmente. Peu importait le prix. La fille de nuit qui tremblait contre elle devait être sauvée. Une unique larme roulait sur sa joue, lorsqu'elle lâcha dans un souffle sa reddition :

"Je vais essayer de l'appeler..."

Alors, l'espoir revint dans leurs deux corps. Eanna sentait ce que la nouvelle devait produire chez sa compagne d'infortune. Perdues dans la nuit, l'enfant-feu leur offrait une échappatoire. Même si celle-ci risquait d'être dangereuse. Peut-être même mortelle.

"Je t'en prie, feu, sois doux avec nous." implora-t-elle en désespoir de cause.

Et puis, elle leva le doigt. L'index pointé vers le ciel, la demoiselle oiseau invoqua la flamme, priant pour que celle-ci vienne éclairer leurs ténèbres. Pour qu'elles puissent enfin se retrouver en sécurité. Pour que le feu lui obéisse et ne dévaste pas tout le quartier - même si, à cet instant précis, le sort de ce Bloody Lane qui la terrifiait tant lui était bien égal.

Une minuscule étincelle brilla soudainement, tremblotant au bout de son ongle. Vite, la nourrir avant qu'elle ne s'éteigne ! Vite, la faire croître et gagner de l'ampleur, avant qu'elle ne se meure ! Un léger souffle la fit vaciller, puis grandir. L'étincelle gagna en puissance, devint flammèche, puis flamme d'un rouge réconfortant. Un petit sourire naquit sur les lèvres d'Eanna, qui se tourna vers sa sœur de nuit. Une douce lueur les environnait, créant un périmètre de sécurité autour d'elles.

"C'est tout ce que je peux faire... Rentrons, avant qu'elle ne disparaisse. Les ombres sont en colère."

Le ton était calme, en apparence. Comme si le feu la renforçait. Mais intérieurement, la demoiselle n'en menait pas large. Elle les sentait, les prédateurs. Ces ombres qui enrageaient d'être tenues à distances de leurs proies. Et qui les voyaient s'échapper.
Elles feraient tout pour souffler leur flammèche, leur espoir. Elles feraient tout pour les ramener dans leurs bras glacés. Les deux filles de nuits auraient dû être le sacrifice de Bloody Lane aux ténèbres. Et au lieu de cela, les ombres risquaient de demeurer affamées une nuit de plus. Eanna le sentait, leur faim était intolérable. Les ombres allaient les dévorer si elles restaient ici plus longtemps.

Il fallait fuir. Profiter de la lumière qui déjà se ternissait pour gagner un endroit éclairé. Fuir, le plus vite possible. Attrapant Ruby par le bras, la fille-enfant la tira derrière elle, alors qu'elle lançait par dessus son épaule, paniquée par des créations de son imagination :

"Cours ! Elles veulent se venger du feu !"

Oui, la colère grondait parmi les ombres. Elles se faisaient pressantes, bouillonnantes. Elles se rapprochaient, étouffaient leur lueur, anesthésiaient leurs sens. Encore un peu, et elles les attraperaient.



[HRP : Désolée pour le retard !!]