Be safe.

Elle était assise à l’ombre d’un palmier, la tête posée sur ses genoux repliés. Elle regardait la mer et l’horizon qui jouait avec les vagues. Lointain. Mélusine plissa les yeux. La mer étincelait et des milliers de facettes colorées ondulaient au rythme des vagues. Bleu ciel, bleu foncé, bleu comme le saphir, le cobalt ou le lapis-lazuli, bleu marine, outremer, cyan, vert, aigue-marine, violet, quartz, turquoise... Magnifique camaïeu infini de bleu. Mélusine leva les yeux vers le soleil. Elle tendit la main, ferma lentement les doigts, comme si elle voulait capturer un précieux rayon. Elle n’attrapa rien, pas même un souffle de brise. Le vent vint rire à son oreille. Lui était libre. Pas elle. Elle l’entendit chanter dans ses cheveux, écouta l’écho de chaque note de musique se glisser dans son dos, entre les feuilles. Elle s’abandonna à la mélodie que seule son imagination entendait et à la nostalgie qui l’envahissait souvent. Elle ferma yeux et elle vit la plage de Py où elle allait presque tous les soirs jusqu’au coucher du soleil. Elle vit les surfeurs, le bar où ils commandaient leurs cocktails préférés, se souvint de l’odeur des couronnes de fleurs accrochées sur les terrasses, sentit le sable chaud sous ses pieds, admira l’immensité de l’océan qu’elle aimait tant. Cet océan ne l’effrayait pas. Il était même apaisant. Celui d’Esplumoir l’effrayait. Il lui paraissait trop grand, trop loin de tout. Elle ne connaissait même pas son nom, elle ne savait même pas où elle se trouvait. Elle se sentait terriblement seule et, pour la première fois depuis qu’elle était à Esplumoir, elle se surprit à espérer que quelqu’un vienne. N’importe qui. Juste quelqu’un avec qui parler. Quelqu’un avec qui oublier.

Un souvenir l’effleura. Elle voulu s’y noyer, se rappeler l’Avant – c’était ainsi qu’elle disait, peut-être parce que nommer la ville où elle avait vécu quelques mois auparavant était trop douloureux. Mais son souvenir l’emmena à quelques mètres de l’endroit où elle se trouvait. Elle vit le ciel au dessus d’elle, la belle Plume blanche. C’était le plus précis de tous ses souvenirs. Elle se souvenait de chaque sensation, de chaque seconde, de chaque odeur. Elle se souvenait de la Plume se posant délicatement au creux de sa main, de la chaleur qu’elle avait ressentie près de son cœur. Elle voulu se débattre, oublier, mais le souvenir s’accrochait à elle. Et puis Arès apparut dans le souvenir. Il était grand, très grand et il s’était approché d’elle d’une démarche assurée. Il semblait presque trouver qu’une fille ainsi perdue sur la plage était normal. Il avait de beaux yeux verts et des cheveux noirs, le teint pâle. Mélusine l’avait vaguement regardé. Elle se sentait trop perdue, trop abandonnée pour engager la conversation ou s’intéresser à une quelconque personne. Arès lui avait sourit, pour la rassurer. Mélusine n’avait pas cillé. Son cerveau bouillonnait, toutes ses pensées se bousculaient sans qu’elle réussisse à y mettre de l’ordre. Arès n’avait pas cherché à la faire parler, il lui avait juste expliqué. Calmement. Et, lorsqu’il avait eut fini, il n’avait pas posé de question. Mélusine lui en était reconnaissante. Elle aurait été incapable de parler sans crier, ou même de parler tout court. Elle avait envie de détester tout le monde. D’être seule. Arès l’avait emmenée à Hope District. Mélusine se souvenait parfaitement du chemin qu’ils avaient prit. Ils n’avaient pas beaucoup parlé, mais ils s’étaient trouvé des points communs, même si Mélusine ne voulait pas se l’avouer.

Pourtant, maintenant, elle ce qu’elle aurait aimé le plus au monde, c’est qu’Arès revienne, comme le premier jour. Depuis, elle avait beaucoup écrit, surtout à son meilleur ami. Elle avait écrit pour lui, mais n’avait jamais envoyé les lettres. Parce que personne ne les liraient jamais et parce qu’elle n’aurait pas la force d’ouvrir la lettre qui lui reviendrait en retour. Ce serait rendre chaque jour un peu plus difficile. Elle s’était promis de ne plus pleurer pour eux, de ne plus s’accrocher à ses souvenirs pour ne pas regarder devant elle. Mais cette promesse était bien plus difficile à tenir que ce qu’elle n’avait imaginé.

Et, promesse ou pas, elle était seule sur la plage. Seule avec la mer. Son regard se perdit dans le paysage. Elle suivit des yeux un papillon perdu qui voletait joyeusement autour d’elle. Libre, lui aussi. Ephémère. Sa vie n’était pas très longue, et il mourait toujours en ayant accomplit son rêve : avoir des ailes. Mélusine le perdit dans le bleu de ciel.
De nouveau seule.

Be safe.

Rester en vie.
Attendre, compter chaque jour qui passe, laisse s’écouler avec indifférence chaque instant. C’était la promesse que Mélusine s’était faite. Ne pas s’attacher non plus. Mais est-ce vraiment humain de rester enfermé pendant dix ans, d’oublier comment on sourit et le son du rire ? Est-ce vraiment humain d’espérer de toute son âme qu’on ne vit que dans un rêve ? Et, au bout de tout ce temps à chercher une issue, est-on encore vraiment nous-mêmes ? Sommes-nous encore vraiment quelqu’un ? Mélusine repoussait le doute. Et le doute, irrépressible, s’immisçait lentement dans les pensées.
Rester en vie.
Elle se l’était juré, pour pouvoir revenir à Py et revoir ceux qu’elle avait si longtemps attendus. Ceux à qui elle pensait, jour et nuit, seconde après seconde. La meilleure solution était peut-être de se pendre au jeu. De, lentement, remonter jusqu’aux origines. Ne plus être manipuler mais manipuler. De passer du simple pion à la Reine sur l’échiquier.
Toutes les certitudes de Mélusine vacillaient. C’est le pire, les doutes. Les doutes qui rongent, qui vous malmènent. Qui vous obsèdent.
Mais, par-dessus tout, rester en vie.

Comme si son souhait venait de se réaliser, une jeune fille arriva sur la plage. Elle adressa un regard à Mélusine. Ce fut peut-être une erreur. Deux yeux ambrés, presque dorés. Mélusine y lut comme dans un livre ouvert. Le temps d’une seconde. Le temps qu’un regard.
Une pointe d’appréhension en voyant Mélusine, puis la mer et le ciel qui prenaient possession de toutes les autres pensées. Comme une échappatoire. L’esprit de la jeune fille était vide comme le ciel. Un seul nuage, perdu, dans lequel flottait une unique question. Elle frappa Mélusine de plein fouet. Elle était trop vraie, trop forte.
Où est la réalité ?
Seulement à cet instant, Mélusine réalisa que la fille qui était assise à quelques mètres d’elle était l’écho parfait de ses pensées. Presque parfait. Mélusine était tombée dans un gouffre d’ombres et d’incertitudes. Perdue entre le passé et le présent. Perdue dans ses choix. Incertitudes.
Tout au fond d’elle, une petite voix lui soufflait de jouer.

La fille était assise tout près de l’eau. Elle avait retiré ses sandales et laissait les vagues recouvrir doucement ses pieds. Inlassables. Comme une immense et apaisante caresse. Elle regardait l’horizon invisible avec un regard absent. Perdue quelque part entre le ciel et la terre, perdue dans le souffle du vent. Dans ses souvenirs. Elle avait l’air éphémère, fragile comme un papillon. Elle était là sans y être vraiment ; elle était peut-être même un peu trop absente, trop passive.
Mélusine ôta ses ballerines et se leva. Ses pieds s’enfoncèrent à chaque pas dans le sable brûlant ; elle adorait cette sensation. Elle était juste derrière la fille à la robe blanche. Mélusine se demanda si elle l’avait entendue tant elle paraissait ailleurs.
Une nouvelle fois, toutes ses questions assaillirent Mélusine. Etait-ce vraiment sain d’à tout prix vouloir revenir en arrière ? Etait-ce que vivre en s’accrochant toujours à son passé s’appelait réellement vivre ?
Cette île la rendait folle ; toutes ces interrogations la rendaient folle. Son cerveau tournait à cent à l’heure, et les réponses s’entremêlaient toutes. Incompréhensibles.

•• C’est beau, n’est-ce pas ? demanda Mélusine. Moi aussi, je veux partir. Mais pour partir, il faut regarder l’avenir.

Sa dernière phrase avait été un souffle. Seul le vent put l’entendre.
Partir. C’était ce qui comptait le plus. Partir. Vivre, regarder droit devant soi, mais dès que l’occasion s’en présenterait, partir.