Bertold Brecht

La plage était parcourue par un vent plutôt fort. Il faisait voleter les grains de sable, qui se soulevaient alors de manière presque hypnotique, formant tantôt des micro-tourbillons, tantôt des silhouettes qu'une imagination bien développée serait capable d'identifier.
Or, l'imagination d'Avril s'était toujours portée très bien, trop bien, même. La jeune fille observait la danse fascinante du sable depuis cinq bonnes minutes. A travers les formes mouvantes des grains, elle voyait des galaxies étrangères, des nébuleuses, des nuages cosmiques, des planètes gazeuses, des météorites filant dans l'infini de l'espace...
Absorbée par sa contemplation, elle avait totalement oublié le contexte dans lequel elle se trouvait. A savoir au beau milieu de ce qui était censé être un combat. Un combat de force, de rapidité et de pouvoir. Le genre d'épreuve durant laquelle il valait mieux ne pas rester assise à fixer le sable d'un air absent. Autant dire que si l'un des ses adversaires l'avait trouvée à ce moment, elle aurait été aussi facile à assommer qu'une limace ayant été noyée dans un bol de bière.

Avril aurait pu rester très longtemps comme ça, si le vent ne s'était pas brusquement adouci, faisant retomber au sol toutes les petites particules et détruisant net l'univers parallèle dans lequel la jeune fille s'était plongée.
Elle cligna des yeux et se releva et s'époussetant. Puis jeta un coup d’œil circulaire, sans apercevoir la moindre trace de vie humaine. Elle commençait sérieusement à se demander si on ne l'avait pas volontairement isolée sur la plage pour éviter qu'elle fasse des âneries durant la véritable épreuve. Un de ses frères aurait très bien été capable d'imaginer un truc tordu dans le genre.

D'un autre côté, cela vaudrait peut-être mieux que de participer à une épreuve aussi ridicule. Un combat. Un combat entre une bande de gamin. La bonne blague. Et dire qu'elle avait entendu quelques temps avant le début du tournoi une phrase qui lui avait bien plus et qui l'avait encouragé à se porter volontaire : "L'art de la guerre, c'est de soumettre l'ennemi sans combat." De jolis mots pour cacher des actes hideux. Ah, elle était belle, la guerre!

Bien qu'elle ait souvent un comportement très enfantin, Avril un point de vue externe et peut-être plus mature en ce qui concernait ce foutu conflit. Elle avait toujours trouvé la guerre stupide, inutile et atrocement ridicule. De voir des gosses d'à peine dix ans se trimballer dans les rues avec des armes! La première fois qu'elle avait vu ça, elle avait éclaté de rire, tellement ils étaient drôles, avec leurs battes de baseball trop grandes pour eux et qu'ils peinaient à soulever correctement, ou encore leurs poignards avec lesquels ils se coupaient entre eux par accident plus souvent qu'ils ne l'utilisaient contre les autres quartiers.

Et dire que maintenant, c'était elle qui était censée se battre! Ceux qui avaient organisé ça avaient de l'espoir! Avril était à peu près aussi dangereuse qu'un bisounours (et à peine moins ridicule). Autrement dit, si l'affrontement finissait par se déclencher - ce qui n'était pas gagné - tout ce qu'elle pourrait faire c'est courir en débitant des âneries qui, avec un peu de chance, déstabiliseraient l'adversaire, qui se prendrait les pied dans... euh... dans le sable, parfaitement. Et s'assommerait tout seul... dans le sable...
... Ouais, c'était pas trop crédible. Plus qu'à prier pour que ses adversaires soient dans la même situation qu'elle.
De toute façon, tant qu'il n'y avait personne à l'horizon, inutile de se fatiguer les méninges à extrapoler. Elle improviserait le moment venu. Et puis, sa Plume la protégeait, non?

Avril parcourut les quelques mètres qui la séparaient de l'eau. Calmement, sans se presser. Si le silence aurait pu paraître oppressant à d'autres - après tout ne disait-on pas "le calme avant la tempête"? - la jeune fille le trouvait apaisant. Laissant les vagues lécher ses pieds nus (elle s'était débarrassée de ses chaussures en arrivant sur la plage), Avril observa pendant quelques secondes la mer désespérément plate, puis ferma les yeux et se laissa bercer par le clapotis à peine perceptible de l'eau, un vague sourire aux lèvres.

Immobile au bord de la plage, bien visible dans ses vêtements flashy, tournant le dos à tout éventuel agresseur, de nouveau perdue dans ses rêveries...
Avril était la proie parfaite. Elle aurait aussi bien pu porter autour du cou un écriteau intitulé "Frappez-moi". Ou une cible en guise de chapeau.
La Plume n'avait pas intérêt à se mettre en grève...

Le vent marin envoie tes cheveux dans tes yeux. Ils te piquent un peu, mais tu n'essayes pas des enlever. Tu humes l'air marin. Tu ne te rappelles pas avoir vu la mer avant ton arrivée à Esplumoir. D'ailleurs tu ne te souviens pas avoir vu grand chose. Il n'y avait rien dans cette chambre où tu t'étais cloitrée. Seulement ton lit, tes jouets et des ciseaux. Aujourd'hui s'étendent devant toi multiples richesses que tu ne cesse d'explorer chaque jours. Tu es déjà venue à la mer, plusieurs fois. La parcourir de long en large, sentir les grains de sable fin entre tes doigts de pieds, être mouillée par les quelque vaguelettes qui t'atteignent. Cette sensation que tu as finis par connaître par coeur ne t'es même pas devenue monotone. A chaque passage que tu fais ici tu retrouves toutes ces saveurs que tu apprécies tant, te laissant envelopper par l'immensitée. Pourtant impossible de retrouver ces belles choses en ce moment. Les odeurs et les matières sont les mêmes, mais quelque chose cloche. Quelque chose te dérange et gâche cet instant magique : c'est la guerre.

Tu fais quelques pas pour te rapprocher de l'eau et l'avoir jusqu'au chevilles. Tu soupires, te demandes pourquoi est-ce que les gens éprouvent toujours le besoin de se battre, d'éliminer l'autre. Bien sûr tu as déjà mené une bataille, une vraie. Tu t'en souviens vaguement, mais pas d'avoir triomphé. Et quel triomphe ! Dès que tes pensées se tournent vers ton passé, ta vie en dehors de l'île, tu finis toujours par revenir sur les évènements du dernier jour. Ca bloque. Tu ne veux pas et il ne faut pas que tu revois cet instant. En plus, si on y réfléchit, ce n'était pas la même chose. Une guerre, certes, mais pas d'une telle envergure. Elle n'impliqaut pas plus d'une personne ; on peut dire que c'était pas grave. Comme un jeux formé avec des "on disait que". Ici, maintenant, tout de suite, c'est pour de vrai. Tu vas devoir te battre avec tes moyens et tes petits bras. Peut-être contre quelqu'un que tu connais, peut-être contre un adulte. Cette idée te fais frissoner. Tu te frottes les épaules pour te rassurer, te dire que ce n'était que le passage d'un vent froid.

"Flotch, flotch", fait la mer lorsque tu lui marches dessus. Pour le moment tu es toute seule, pas d'ennemis en vue, tu peux bien te permettre de faire parler l'eau. Elle te raconte toujours ce que tu veux entendre, elle n'est pas contrariante. Aujourd'hui elle t'explique que si tu veux gagner la bataille il ne faudra sûrement pas compter sur elle, ni t'y réfugier. Tu hoches la tête en signe d'approbation. Nager cela n'a jamais été ton point fort même si tu as appris et une grosse vague risquerait plus de te blesser toi que tes adversaires. Bien que l'île soit essentiellement peuplée de non-adultes, tu sais que la plupart sont plus grands et forts que toi. Ta petite taille va t'handicaper à coups sûr. Quelle déveine. Il faudra être la plus maligne, toi qui n'a jamais appris grand chose. Tant que tu es confiante, ça ira. Les autres pourraient avoir peur, pas toi. Tu n'as peur de rien, ou presque.

"Flotch, flotch", fait la mer lorsque tu effectue quelques pas de danse pour passer le temps. Il te vient soudain la réfléxion que ce conflit et certainement le plus stupide auquel tu n'ais jamais été confronté. De ce souvenir flou, tu te souviens t'être battue faute de pouvoir parler. Les gens qui sont là-haut, qui dirigent tout et t'ont envoyée sur cette plage, ils peuvent s'exprimer correctement. S'ils étaient vraiment qualifiés pour exercer leurs fonctions, les chefs, ils auraient du s'asseoir autour d'une table avec des fruits et discuter. Oui, discuter plutôt que d'envoyer des enfants se taper dessus. Tous disent avoir essayé avant d'employer "les grands moyens", mais tu es sûre qu'ils ne font pas beaucoup d'efforts pour faire marcher leur langue... Enfin, tu ne connais pas tous les détails, mais tu suppose sûrement très bien. Tu fais jouer ton muscle rachitique entre tes dents, peut-être que si tu l'entraînes un peu plus ainsi il fonctionnera mieux.

"...", fait la mer lorsque tu aperçois, un peu plus loin sur la plage, quelqu'un que tu reconnais. Tes yeux s'écarquillent, tu es très embarassée. Tu aurais préféré tomber sur quelqu'un que tu ne connais pas, ou au moins que tu n'aimes pas. Elle tu l'adores, mais en la voyant au même endroit que toi alors que vous n'êtes pas du même quartier, tu ne peux tirer que cette triste conclusion : elle est ton adversaire. La connaissant, tu te dis qu'elle ne voudra peut-être pas se battre et que vous serez tranquilles jusqu'à ce qu'une nouvelle personne arrive... Si il y en a d'autres. A ce moment là vous pourrez faire semblant de vous chahuter, comme si vous étiez en train de participer au conflit. Retenant ton souffle, tu t'approches.

- Avril !

Tu arrives à côté d'elle, mais ne peux te résoudre à t'asseoir. Si tu le fais elle que tu t'es trompée, elle pourra t'attaquer plus facilement. A ce moment là, tu te rends compte que tu doutes même des personnes qui te sont chères, cela te donne envie de pleurer. Tu te retiens car tu aurais l'air ridicule et que, si Avril est devenue une méchante, elle pourras se moquer de toi. "Si Avril est devenue une méchante", cette pensée te donne envie de t'écraser la tête contre un rocher qui meuble la plage. Tu resserres ta couverture autour de tes épaules, comme si elle pouvait te servir d'armure et fixe ton amie. Le doute et une pointe de crainte se lisent dans ton regard.

La veille, Miru était partie au lit tôt, afin d'être en forme le jour du combat. Elle s'était préparée soigneusement, mettant de l'ordre dans ses affaires, prenant un bon bain chaud pour lutter contre l'excitation, choisissant avec soin les habits qu'elle porterait le lendemain. Elle avait même acheté un petit couteau, pour se défendre, couper des liens qui auraient pu l'enchaîner et même (elle espérait qu'elle n'aurait pas à le faire) blesser. Elle ne voulait pas penser à la perspective du meurtre. En fait, l'enfant faisait tout pour ne pas y penser, mais cela revenait trotter allégrement dans sa tête juste quand elle pensait que c'était bon, elle n'y penserait plus. D'ailleurs, en s'inscrivant à l'épreuve, Miru n'avait pas réalisé qu'elle aurait à se battre contre quelqu'un. Elle avait imaginé des petits défis idiots, comme de celui qui mange le plus vite. Ils étaient des enfants après tout. Et les enfants en général, ça ne cherche pas à se tuer.

Mais voilà. Bien qu'elle soit partie au lit tôt, bien qu'elle se soit préparée mentalement et physiquement à l'affrontement, bien qu'elle ait acheté un petit couteau de défense, un grand froid envahissait tout son corps, gelait son esprit, engourdissait ses phalanges minuscules. Les étoiles lui parlaient, lui disant que demain, quelqu'un mourrait. Alors, la petite fille erra dans les rues toute la nuit, l'esprit torturé et vagabond. Elle ne songea même pas qu'elle aurait pu mourir cette nuit. Elle avait trop peur du lendemain pour penser au présent.

Miru avait beau se torturer l'esprit, rien n'y faisait. Elle ne voyait pas en quoi sa plume lui serait d'un grand secours. Elle avait toujours son couteau, et les techniques de combats que son père lui avait enseigné, et pourtant, Miru se disait qu'elle ne s'en servirait pas. Car quelqu'un allait souffrir. Que ce soit elles ou elle.

Et la plage. Elle n'en connaissait pas le terrain. Elle ne savait pas si c'était grand ou non, la plage. Le sable pouvait certes les aveugler, l'eau les noyer, le soleil les éblouir, Miru se disait qu'elle n'en aurait pas l'usage. Car quelqu'un allait être bafoué. Et Miru avait le sentiment que ce genre de plaies ne guérissaient pas.

Quand le soleil inonda sa chambre, au matin, le lit de Miru n'avait pas été défait. L'adolescente prenait son petit déjeuner, avec la centaine de croissants qu'elle avait fait cuire durant la nuit. Elle en enveloppa quelques uns dans un mouchoir, se disant qu'elle en offrirait à ses ennemis, le temps d'une trêve. Il fallait absolument que ce combat n'ait pas lieu. Sinon, quelqu'un disparaîtrait.

Miru prit une douche, l'esprit pensif, puis enfila les vêtements qu'elle avait soigneusement préparés. Il fallait que la guerre cesse. Et que son esprit se taise. Elle voulait retrouver la paix, retrouver les siens, en Angleterre. Son pays natal aussi avait essuyé la guerre. Contre les français, les irlandais, ... Et elle détestait cette idée. Elle détestait l'idée de la guerre. Bien sûr, elle aimait se battre, elle aimait donner des coups aux idiots, aux moches, aux pauvres, insulter ceux qui la narguaient ou se moquaient d'elle. Et l'enfant savait qu'elle se trouverait sans doute en face de deux idiotes, moches, qui s'amuseraient à l'humilier. Cependant, Miru n'y pouvait rien ; il lui semblait inconcevable qu'elle eût à se battre. Et pour défendre quoi au juste ? Elle était arrivée sur l'île récemment et ne comprenait rien à rien des enjeux réels du tournoi.

Tout en se mettant en route, Miru se surprit à se dire que c'était une belle journée. Le temps était radieux. Elle avait mis un simple jeans et un haut moulant noir à col roulé. Cette tenue lui semblait confortable, élégante. L'enfant se disait qu'elle pourrait la laver facilement si elle se salissait. Lorsqu'elle arriva sur la plage, la petite fille ôta ses sandales. Elle laissa ses pieds s'habituer à la texture, jouant avec les grains entre ses petits doigts de pied. Le vent la portait, l'emportait en direction des deux silhouettes qui s'allongeaient sur le sol, là-bas. Les vagues faisaient un vacarme monstrueux. Elle avait peur et son cœur battait à tout rompre.

Miru resserra la haute queue de cheval qui maintenait en place sa longue chevelure. Son regard se fit plus dur. Ses lèvres et ses joues, rougies sous les bourrasques, la brûlaient. Elle avança, se sentant à la fois fragile et pleine de vie.

Lorsqu'elle arriva près des demoiselles, elle les entendit discuter ensemble. L'une d'elle était-elle son alliée ? Elle reconnut alors une des filles. Malheureusement, elle ne se souvenait pas si elle était de son quartier. Elle ne se souvenait même pas de son prénom. Alors Miru fit un bond, se cacha derrière un rocher et garda le silence afin d'entendre ce qu'elles se disaient. Elle suffoquait alors que sa tension grimpait en flèche.

Blaire. Pourquoi ce prénom ? Elle ne savait pas pourquoi. A vrai dire, elle s'en fichait. Les gens l'appelaient comme ça et c'était très bien. Non, il y avait autre chose de plus important. De plus spécial et qui différait de tout ce qu'elle avait pu voir ces années sur Esplumoir. Elle ne se rendait même plus compte. Cela faisait 7 ans déjà qu'elle habitait sur l'île. Elle avait vu tout de ses propres yeux grimper vers le ciel.

Elle était là, toute jeune, aux cheveux verts, à noter consciencieusement chaque détail qu'elle pouvait tirer d'une personne. Avant, les habitants étaient tous normaux, alors ses pages restaient blanches. Et puis, de plus en plus, comme une vague infanticide, la folie s'est répandue un peu partout. C'était le premier symptôme.

Les gens commençaient à oublier comment s'habiller, comment se comporter. Plus rien ne les retenait. Le fil qui les reliait avec leurs parents protecteurs s'était effiloché jusqu'à cédé à la cruauté des enfants livrés à eux-même. Au début, tout le monde pensait mourir. Et puis, ça s'est calmé.

Et puis, des gens sont arrivés. Des vrais idiots. A leur carrure et au genre qu'ils se donnaient, tu savais tout de suite qu'il leur manquait la maturité nécessaire pour contrôler leur pouvoir et en plus respecter les uns et les autres. Alors quand des gosses ont été élus chefs de quartiers et gardiens de la paix. Blaire savait exactement que l'on courrait à la perte de l'île. Mais voilà, par curiosité, elle voulait voir comment ils réagiraient.

Le deuxième symptôme fut l'arrivée du Conseiller sur l'île. Toute adolescente qu'elle était, elle s'était laissée charmer, elle aimait ça. Elle oubliait les barrières de la mer, et pouvait laisser quelques instants se perdre le flot d'information constant, rien qu'à la pensée de celui qui ne la rendait plus indifférente au monde. Elle aimait son aura de danger et plongeait ses mains dans son ombre sinistre, sans se préoccuper d'avantage du reste.

Et puis, les plumes. Et ensuite, la guerre. Tout ce petit scénario joué d'avance. Un événement qui en entrainait un autre dans sa course folle. Des répercussions en chaine, attachées par les mailles glacées du tombeau que ces jeunes ouvraient eux-même.

En arrivant sur la plage, le lieu de son combat. Elle comprit que ce serait un combat de gamines. Dans le sable. Près de l'eau. Elle retira ses chaussures et les jeta plus loin. Elle n'avait pas à rajouter d'avantage d'accessoires inutiles à la palettes qu'elle avait déjà sur elle. C'est-à-dire ses poings, ses jambes, son cerveau en ébullition constante et sa plume. Aucune de ses filles ne pouvaient connaitre sa plume. Ce serait donc sa botte secrète du match. Et si elle pouvait ne pas avoir à l'utiliser, ce serait encore mieux.

Elle attrapa la jeune fille qui se cachait derrière le rocher, l'air d'espionner le duo déjà à découvert, en train de converser gentiment, comme si elles s'étaient données rendez-vous pour un pique-nique.

Des gamines, immatures, lancées dans un piège de fauves, un tournoi avec une unique sortie. Blaire s'approcha du duo. Avril Andersen et Chrysanthème Dicentra. Avec la petite arrivante du nom de Miru Darkpapers, sous le bras, ça ne pouvait être qu'un combat contre quartier.

Elle se posta derrière Avril et posa ses mains sur ses frêles épaules.

- C'est parti les filles.

Dans un élan d'adrénaline, elle attrapa la taille et les jambes d'Avril puis couru loin des Bloody Lane, sans leur laisser le temps de comprendre d'avantage. Puis, elle la posa au bord de l'eau. Elle était glacée. Elle se débarrassa de ses vêtements, pour laisser apercevoir un maillot de bain. Blaire avait prévu le coup. S'il y avait quelque chose pour laquelle elle était douée , c'était la nage. Ses voyages en outre-mer, lorsqu'elle était petite fille, l'avaient habituée aux vagues immenses et aux dangers de l'eau.
Elle entra dans l'eau, jusqu'à la taille, puis s'enfonça la tête la première dans la mer.

Elle fit signe à Avril.

- J'espère que tu sais nager, ma chérie.

Alors que les vagues venaient s'éclater avec rage sur ses orteils, l'esprit d'Avril s'était envolé bien loin d'Esplumoir. Les yeux dans le vague, la tête bêtement incliné sur la droite lui donnant vaguement l'air d'un cocker drogué, elle pensait à sa Norvège natale. A ses parents qui ne lui avaient pourtant pas manqué. A sa maison, la vraie, pas l'appartement exigu situé au dessus de sa boutique. A ses amis, aurait-elle aimé pouvoir dire, mais Avril n'avait jamais eu de véritable ami avant l'île.
Et puis il y avait cette drôle de sensation, ce vide au creux du ventre, cette petite boule dans la gorge, ce brouillard dans ses yeux. Et voilà que la gamine s'était laissée attraper par la nostalgie. C'était la première fois qu'elle ressentait ça. Cette furieuse envie d'être ailleurs, n'importe où sauf sur cette plage, à attendre que des gens se montrent, des gens avec qui elle devrait se battre. Elle fronça les sourcils, étonnement et incompréhension se mélangeant dans sa petite tête, comme toujours lorsqu'elle découvrait quelque chose de nouveau. Et elle songea que quitte à faire une découverte au milieu d'un supposé combat, elle aurait préféré tomber sur quelque chose d'agréable.
Et de nouveau, elle s'envola vers la Norvège, et se retrouva dans sa maison. Son souvenir était flou, comme une vieille photo, et pourtant elle n'avait aucun mal à s'imaginer transportée dans cette grande bâtisse qui lui était si chère. Elle revit sa chambre, celles de ses frères et sœur, la cuisine bordélique, le grand salon presque entièrement recouverte de tapis sur lesquels elle passait des heures à faire diverses acrobaties toutes plus étranges et risquées les unes que les autres. Et elle crut presque entendre la voix de sa mère, miraculeusement sortie de son laboratoire, l'appeler.

- Avril!

La gamine mit un certain temps à réaliser que le cri n'était pas issu de sa rêverie. Elle cligna des yeux plusieurs fois histoire de bien replonger dans la réalité, et se retourna.
En apercevant la petite silhouette familière à quelques mètres devant elle, la nostalgie s'envola plus vite qu'une hirondelle au printemps, les souvenirs se rétractèrent pour aller se nicher dans un petit coin obscur de sa cervelle, et un sourire ravi illumina le visage lunaire d'Avril.
Chrys. Parfait. Elle commençait à se sentir un peu seule. Et puis elle avait plein de choses à lui dire.
Elle ne perçut pas l'hésitation et la pointe de défiance chez la petite fille. Avril aurait sûrement pu être perspicace, si seulement elle se donnait la peine d'observer. Mais, plus par inconscience et légèreté que par égoïsme, elle avait la fâcheuse tendance à ne pas regarder vraiment ses interlocuteurs.
C'est donc en toute insouciance qu'elle engagea abruptement la conversation :

- Chrys! Je suis contente de te voir, tu sais! C'est fou ce que cette plage peut être ennuyeuse quand on est seule! Et puis je me disais aussi que ça faisait longtemps qu'on avait pas regardé les étoiles. Faudrait qu'on organise un truc bientôt, parce que c'est en cette saison qu'on peut le mieux admirer Mars! Elle était super belle, hier soir, je sais pas si tu as vu. On peut pas la louper, elle brille d'une lueur rouge contrairement aux autres étoiles. Oh, et puis tu sais, j'ai rencontré un type, il sait parler aux étoiles! Tu te rends compte...

Son babillage joyeux s'interrompit brusquement. Ce verbe faisait naître une drôle d'impression chez elle. L'impression d'avoir oublié quelque chose de très important.
En effet, Av', il y a peut-être une chose dont tu aurais dû te rendre compte...
Elle regarda Chrysanthème, les sourcils froncés. Pourquoi était-elle sur la plage, au juste? Elle ne savait pas qu'il y était censé y avoir un combat?
... Oh. Oui. Le combat. Totalement oublié.
Et c'est là que le déclic se fit enfin. Pas trop longue à la détente, non.

- Euh, Chrys, tu es de quel quartier, au fait?

La question était superflue, car si Avril ne savait en effet pas à quel district son amie appartenait, elle était à peu près sûre que ce n'était pas Avenue of the Roses. Voilà pourquoi il s'était écoulé tant de temps entre leur dernière rencontre.
La gamine, malgré sa logique bancale, ne mit pas plus longtemps à atteindre la conclusion.
Et il n'y avait pas trente six mille mots pour s'appliquer à une telle situation. Comment disait-on, déjà?
Ah oui. Merde.

- Merde! lâcha-t-elle très spontanément. Tu es mon adversaire ? Ça va pas le faire... De toute façon, je ne sais pas me battre. Qu'est-ce que tu dirais d'une trêve? On s'en fout de la guerre, hein? C'est quand-même plus intelligent de discuter plutôt que de se taper dessus.

Cette conclusion aussi s'était imposée d'elle-même. La gamine n'imaginait absolument pas Chrys en train de se battre. Et elle-même ne serait pas beaucoup mieux si un affrontement devenait inévitable. Un combat entre les deux fillettes serait sûrement plus ridicule que dangereux pour l'une ou l'autre.

- Bon, sinon, j'en étais où? Ah oui, je te parlais de ce garçon qui...

Le combat n'avait pas retenu son attention très longtemps. Et il ne lui serait pas venu à l'esprit d'attendre la réponse de son interlocutrice, non. Repartie dans son monologue passionné, elle ne vit absolument pas venir les deux autres combattantes avant de sentir deux mains se poser sur ses épaules.

Quand elle se retrouva deux secondes plus tard soulevée de terre, elle eut un léger instant de confusion. Elle ne s'était quand même pas déjà fait avoir par un adversaire, si?
Elle jeta un coup d’œil vers le visage de sa ravisseuse, et fût rassurée. Elle n'aurait pas été capable de lui donner un nom, mais elle était certaine qu'elle était de AotR. En fait, le seul truc qui la dérangeait était de ne pas avoir pu finir sa discussion avec Chrys. Ce serait visiblement pour une autre fois.

C'est avec une pointe de perplexité qu'elle observa la jeune fille dont elle ne retrouvait toujours pas le nom de débarrasser de ses vêtements avant de plonger vivement dans l'eau sombre et glacée.

- J'espère que tu sais nager, ma chérie.

- La brasse, le crawl et le dos crawlé, répondit-elle par automatisme sur un ton neutre, avant de réfléchir vraiment ce qu'impliquait la question de la fille.
De toute évidence, elle allait devoir se mettre à l'eau également. Sans raison valable, si ce n'est pour suivre cette jeune fille qu'elle ne connaissait pas plus que ça. Une personne sensée se serait sûrement interrogé plus que ça. Avril, elle, se contenta de suivre. Peut-être parce que ça faisait quelques temps qu'elle ne s'était pas baignée, et qu'elle voyait plus cette nage improvisée comme une distraction qu'une obligation. Peut-être parce que la jeune fille avait quelque chose, dans l'attitude et la voix, qui lui donnait envie de lui faire confiance.
Elle se débarrassa sans arrière-pensée de ses chaussures, de son gilet et de son short en jean,mais garda son T-shirt, faute de porter quoi que ce soit en dessous. Forcément, quand on a pas une once de poitrine, on s'embête pas à mettre un soutien-gorge.
Elle s'avança ensuite dans l'eau jusqu'à arriver au niveau de la fille. L'eau était froide, vraiment, mais Avril n'avait jamais été frileuse. Et surtout, elle avait expérimenté bien pire, s'étant déjà baigné des dizaines de fois durant son enfance dans la baie de Stavanger alors que les températures extérieures dépassait à peine les dix degrés (inutile de vous faire la description des nombreuses grippes, angines, etc. qui avaient suivi chacune des baignades...).
Frissonnant vaguement, mais un sourire amusé collé aux lèvres, elle finit tout de même par se tourner vers la jeune fille :

- On va où comme ça? Et, euh... je me souviens plus de ton prénom, désolée.

Un long et doux soupir de soulagement sort de ta bouche lorsque le visage de ton amie s'illumine en te voyant. Le doute s'efface lorsqu'elle entame son monologue. Quelques instants durant, tu oublies que vous êtes ennemis, qu'il va y avoir un affrontement, que c'est la guerre tout simplement. La légèreté de cette fille te fait toujours oublier le plus importants, les choses dont tu te souviens le mieux lorsque tu la rencontre sont les réponses à ses questions sur les étoiles, les connaissances qu'elle a pu t'apporter. Avril est contente de te voir, elle l'est encore plus lorsque tu lui réponds juste. Avril est heureuse en ta présence. C'est le plus important.

Elle parle de tout et rien, tu l'écoutes. Tu es bien sur cette plage en sa compagnie, intérieurement tu prie pour que personne d'autre n'arrive. Tu as vu mars, tu lui diras doucement lorsque tu en auras l'occasion. Cette perle rouge tombée du ciel pour t'immiscer dans tes rêves, c'est ainsi qu'elle s'appelle. Ton monde a fait d'elle un joyaux précieux à rendre à la couronne. Grâce à lui tu es une super héroïne, tu n'as peur de rien, comme dans la réalité ; sauf que tu parviens à vaincre l'adulte, le méchant. Ton amie parle tellement, tu l'envies, tu aimerais, toi aussi, pouvoir lui raconter toutes tes histoires. Lui montrer les créatures fantastiques, lui raconter tes aventures. Contrairement à d'autres, elle ne se moquerait pas de toi, tu en es certaine.

Quelque chose te tire soudainement de ta rêverie, te ramène sur terre. Avril sait que tu n'es pas de son quartier, Avril sait que vous êtes sensées combattre. Elle prononce même le mot adversaire. Les pulsassions de ton cœur augmentent, tu ne peux pas te battre contre elle, tu ne veux pas. Impossible de mettre l'amitié de côté pour une chose aussi stupide que la guerre. Ta main s'enfonce dans le sable, au cas où elle t'attaque. Si elle t'attaque. Si. Tu te détestes.

- C'est quand-même plus intelligent de discuter plutôt que de se taper dessus.

Oui, c'est vrai. Avril est très intelligente, bien plus que toi. Pas un seul instant elle n'a du douter de toi. Aussitôt cette phrase qui te rassures prononcée, aussitôt elle reprend son monologue. Elle veut te parler d'un garçon qui discute avec les étoiles. C'est certainement celui que tu connais aussi, à qui tu racontes, doucement, des histoires parce qu'il a toujours peur. Il est très gentil. Tu lui diras tout cela lorsqu'elle te laissera parler. Tu ne veux jamais interrompre Avril, ses paroles sont trop importantes à tes yeux pour être arrêtées.

Pourtant quelque chose les fait cesser. Un élément perturbateur qui te ramène vraiment sur terre, qui en plus te fais trembler. Une adulte vient de la soulever pour l'emmener plus loin dans l'eau.

- C'est parti les filles.

Tout le physique de cette inconnue, son ton et ses actions laissent entendre qu'elle vient du même quartier que la jeune fille aux cheveux blancs. C'est la seconde ennemie, la vraie, celle qui risque de monter la tête à Avril, lui donner des idées malsaines. Tu fronce les sourcils, veut crier quelque chose, sans pouvoir agir. Cette présence te fait peur. C'est en tournant la tête vers une forme qui semble vivante à tes côtés que tu remarques ton alliée. La demoiselle aux cheveux corbeaux, celle que tu trouves plus belle que toutes les autres : Miru. Ton idole, celle de qui tu veux découvrir le secret, une de celles pour qui tu te plierais en quatre. Tu ne veux pas la décevoir, pour cela tu vas certainement devoir te battre. Un sentiment étrange t'envahit, tu es tirée par deux côtés paradoxaux.

Au moins tu t'en prendras à l'adulte, au moins, au plus. Elle tu auras moins de scrupules à "lui faire la guerre". A devenir stupide.

Comme la grande est arrivée en même temps que ton adorée, tu t’inquiètes de son état, ne sachant pas si on a eu le temps de lui faire du mal ou non.

- Miru, tout va bien ? Pas blessée ?

Tu lui prends la main pour l'éloigner du bord de l'eau, c'est là que les deux autres filles sont en train de se rassembler. Tu ne sais pas ce qu'elles racontent, tu as un peu plus peur, mais tu ne compte pas te laisser faire, surtout pas par cette femme que ton instinct t'ordonne de haïr. Tu penses bon d'informer ton alliée :

- Je ne sais pas... Bagarrer.

La panique aide un peu les mots à couler, mais ceux-ci sont coupés de respirations brusques. Il faut que tu parviennes à te calmer, sinon tu n'arriveras à rien. Tu seras un boulet, celle que l'on jette. Encore une fois. Pour ne pas le devenir, tu vas devoir te rendre stupide. Tu ne sais pas lequel est le mieux. Tu recule encore un peu plus loin sur le sable, pour être vraiment hors de portée depuis l'eau. Si elles attaquent, vous aurez le temps de les voir, toutes les deux. Tes yeux sont fixés sur cette inconnue en maillot de bain, elle compte sûrement jouer avec l'eau pour gagner. Vaguement, tu te souviens avoir appris à nager, mais aujourd'hui livrer bataille dans un milieu liquide serait plus handicapant qu'avantageux. Si tu veux te rendre utile, il va falloir les forcer à revenir sur la terre ferme.

- Ni bien nager.

La honte de te sentir inutile t'envahit peu à peu.