L'Eden, tout de verdure paré, avait fier allure, ce jour-là. Le soleil, haut dans le ciel, paraissait emplir tout le ciel, d'un étrange bleu azuré. Les nuages, parfaitement moutonneux, s'agglutinaient les uns aux autres, comme pour se tenir compagnie. En reflet au ciel, le lac de l'Eden scintillait de milles feux.

De ce lac jaillit soudain Miru, qui courait en riant. Les bras levés bien hauts vers l'immensité bleue, les pieds nus jouant dans l'herbe grasse et verte, la demoiselle montrait toute son extase. Car oui, enfin, c'était le jour, le jour de son congé ! Elle avait invité sa rare amie à aller s'amuser. Elle grimpa vivement dans l'arbre le plus proche, car le petit singe n'avait aucun mal à monter jusqu'en haut, tout en haut, et aux travers des feuillages à apercevoir tout le parc s'étendre tout en dessus. Miru voyait Ginger s'avancer, dans sa direction ou non, elle n'en savait rien.

Miru redescendit de l'arbre et courut dans leur direction, ses pieds entrant encore dans les ruisseaux qui s'écoulaient aux travers des allées verdoyantes. Les petits galets, tous chauds sous ses talons, lui brûlaient les pieds. Miru sautillait donc, afin d'échapper à cette sentence. L'eau, quant à elle, était bien fraîche. Elle en aurait bu si elle avait été certaine qu'elle était bonne. Il faisait si beau, si chaud ! Quel pur sentiment de liberté enfin retrouvé !

Miru fit signe à son amie, car déjà, elle voyait le glacier quotidien s'approcher de l'étendue aux rosiers, toute de couleurs vêtue. La jeune enfant commanda une glace à la vanille, nappée de cacao dégoulinant. Ah, qu'elle était heureuse, loin des apparences et de la morosité de son travail. Le glacier lui fit un sourire, lui tendant sa glace. Son sourire avait toujours été étrange, avec ses petits yeux bridés où l'étincelle était difficilement distinguable et sa mystérieuse bouche fendue en deux. On lui avait dit qu'il venait de Chine, mais Miru n'avait jamais entendu parler de cet endroit que grâce au film Godzilla... C'était bien de la Chine, qu'il venait le film Godzilla, hein ?!

"Hé Ginger, Godzilla, tu connais ?!"

Miru adorait venir à l'Eden. Un parfum d'été y persistait, même en hiver. Bon, Miru n'y avait jamais été en hiver, mais elle l'imaginait. A chaque fois que Miru avait le temps d'aller à l'Eden, elle s'y rendait. Cela lui rappelait son passé perdu, avec sa maman et son papa, dans la campagne anglaise. A l'époque, elle pouvait profiter d'un paysage pareil tous les jours et même de la vue de la fenêtre de l'école. Et à chaque fois que Miru se rendait à l'Eden, elle s'habillait pareil, en souvenir du bon vieux temps. C'était les seules fois où elle portait sa robe bleue marine et ses souliers vermeilles. Elle les avaient achetés exprès avec sa maigre paye pour pouvoir se souvenir du passé. De minces bracelets en forme de barbes à papa souriantes cliquetaient sur ses petits poignets couleur pêche. Ses doigts minuscules jouaient avec de façon capricieuse et discrète, montrant une nervosité que l'on aurait pas soupçonnée.

Sa glace enfin acquise et payée, Miru montra à la petite blonde un vieux cèdre qui paraissait tout à fait propice pour s'étendre à l'ombre et rêvasser en observant le ciel.

"Dis, c'était comment pour toi, avant ?" interrogea Miru, soudainement sérieuse, une fois les enfants tranquillement installés à l'ombre des arbres.

Ah, Ginger était vraiment bizarre parfois. Mais c'était un peu ce qui plaisait à Miru. Son silence et son calme complétaient un peu ce qu'il lui manquait, à elle. Tout en observant la glace au gingembre s'écraser lamentablement par terre, Miru s'était dit qu'elle aurait aimé avoir une sœur comme Ginger.

Miru lui enviait ses longs cheveux clairs et fins qui volettaient paisiblement sous le vent chaud. Son regard, légèrement rêveur, d'une incroyable couleur la ravissait, lui donnait courage et force. Oui, Ginger était une amie précieuse pour Miru, car elle était un peu de ce qu'elle aurait voulu être. Alors Miru sourit à son amie lorsqu'elle vint s'asseoir à ses côtés, sous l'arbre.

Tandis que son amie s'apprêtait à lui raconter l'Avant Esplumoir, Miru songea qu'elle n'avait pas entendu la réponse de Ginger à propos de Godzilla. D'ailleurs, y en avait-il eu ?

A ce moment-là, Miru avait sans doute raté un wagon et s'en voulait terriblement. Ca lui arrivait parfois, de se perdre dans ses pensées. Miru était un concentré d'énergie, mais il lui était également fréquent de se refermer sur elle, là où personne ne pouvait l'atteindre. Lorsque cela se produisait, Miru avait tendance à jouer un peu trop avec ses bracelets ; c'était le signe de son départ, "Direction le songe". Dans ces instants-là, le temps prenait des vacances. Car Miru était en elle et plus rien n'importait d'autre.

"Hum… Bah, normal… Ma mère et mon père prenaient soin de moi… Je me rappelle que mon frère me comparait à une tortue. Et qu’on allait voir la mer tous les deux après l’école. C’était beau… L’océan d’ici n’est pas le même, il renferme moins de mystère. Tout au moins, selon mon point de vue."

L'Océan... Celui d'Esplumoir était le premier que Miru voyait. L'océan, c'est juste un truc grandiose. Les millions de reflets qui jouent sur les vagues, ou encore le reflet des étoiles lorsque la Lune s'élève relève du domaine du fabuleux. Il n'y a rien de plus onirique, de plus fantamagorique qu'un océan. Miru n'avait jamais rien vu de plus beau, et elle imaginait mal comment il était possible qu'il y ait plus mystérieux encore. Elle approuva cependant par un hochement de tête convaincu son amie, qui avait sans doute raison.

Miru aurait aimé rencontrer le frère de miss Fluffy. Elle se demandait s'il lui ressemblait. Elle placarda visuellement l'image d'un garçon sur le doux profil de Ginger et agita la tête. Non, ça n'allait pas du tout. Ginger, avec les cheveux courts et sans son regard rêveur, ça n'allait pas, pas du tout, du tout, du tout. Non. L'anglaise se demanda, d'ailleurs, si le frère de Ginger était aussi molle qu'elle. Il faudrait qu'elle lui demande un jour... Mais déjà, Ginger l'interrogeait à son tour. Ses grands yeux plantés dans les siens l'impressionnaient. Elle détourna vivement la tête, perturbée.

Miru en se remémorant le passé, vit les souvenirs refaire surface. Elle n'avait pas encore vraiment fait le deuil de sa vie passée. Elle gardait encore en elle un immense d'espoir, celui de retrouver sa terre et les siens. Ca lui rappelait d'ailleurs une histoire que sa mère lui racontait lorsqu'elle était tout bébé. Le périple d'Ulysse voulant regagner sa chère île d'Ithaque n'était pas si loin de son voyage à elle. Oui, bien sûr, elle faisait encore du surplace, mais un jour, peut-être, sans doute, elle reverrait sa maman. Son papa. Et son village tant aimé avec ses prairies et ses arbres éparses. L'Eden lui rappelait tant son village... Miru sentit soudain les larmes monter dans sa gorge, mais elle les retint avec une incroyable conviction.

"Non, je n'ai pas de frère. Ni de sœur d'ailleurs. Ca m'aurait bien plu. Mais je vivais avec mes parents. Maman était une écolo sans pourcent. Haha, et papa m'apprenait à me battre ! Ca ne servait absolument à rien, tu aurais vu le bled où je vivais ! Plus mort, tu meurs ! Quel débile celui-là !" fit mine de s'esclaffer à mourir Miru afin de cacher les minces gouttes qui perlaient sur ses joues. L'on sentait pourtant une once de regret dans son timbre de voix.

"Tu n’as pas de frère ou de sœur… ? Alors je tiendrais ce rôle, ça te va ? Je serais… Ta petite sœur de cœur. "

Trop interloquée par cette proposition qu'elle n'aurait jamais attendue de la part de Ginger, Miru n'eut pas le temps de faire mine d'être énervée. Car dès qu'elle était gênée en général, l'adolescente prenait garde de jouer la colère afin de l'on ne devine pas ses sentiments. Mais là, il était trop tard. Son cerveau ne fonctionnait déjà plus. Elle avait émis un petit "oui." intimidée et s'était levée sous l'impulsion de son amie. Mais peut-être n'était-il pas trop tard pour jouer l'énervement ? Alors qu'elle se posait cette question, se sentant stupide de ne pas avoir réagi plus tôt, elle se trouva doublement surprise, par ce chien qui traversa l'allée en jappant et à toutes allures. Quel mouche le pique celui-là ? A nouveau ébahie, l'enfant resta un instant impassible, à regarder ce chien passer. On eut dit que le temps s'était arrêté, du côté des deux petites filles. Et le temps du chien, lui, filait à vitesse grand V. Le regard de miss Fluffy s'illumina soudain. Miru la regarda, encore plus interloquée. Ce n'était pas souvent que Ginger semblait si vivace.

"Hé... T'es malade... ?
- Très chère grande sœur de cœur… Je crois qu’il faut suivre ce chien ! C’est sûrement le gardien d’un monde exceptionnel, ça se voit à ses yeux pleins de songes et d’intelligence. Il s’est arrêté pour le moment, il nous demande probablement de venir avec lui !" s'exclama soudainement Ginger.

Miru avait de plus en plus peur. Où était passé sa miss Fluffy, celle qui blobotait en gémissant lorsqu'on la poquait ? Celle qui avait le regard embrumé, sans une once de vie ni même de lueur ? Celle qui dormait n'importe où, n'importe quand ?

"Hé oh... " commença Miru.

Mais déjà, Ginger courrait. Oui, vous avez bien lu, elle courrait. En emportant Miru dans son chemin. Miru sentait la pression de ses beaux doigts tout contre sa paume. Ils étaient emplis de chaleur, peut-être un peu moites. Parfois, ses longs cheveux fins lui frôlaient l'épaule, alors qu'elle courrait, le visage souriant et heureux. Miru sentit son coeur s'emballer. Oui, elle aussi devait partir à la chasse du chien ! Miru courrut plus vite. Bientôt, ce fut elle qui devançait Ginger, l'emportait dans son souffle. Un grand rire jaillit d'entre ses lèvres. Voilà, Miru était heureuse.

Miru ne ressentait pas la fatigue. Elle entendait Ginger l'encourager, mais c'était plutôt elle qui aurait du le faire. Elle sentait qu'elle peinait, haletait et courait de travers. Miru aurait voulu lui dire de s'arrêter, de respirer un peu, mais elle avait aussi le sentiment que c'était l'une des premières fois où Ginger cherchait à elle plus loin que ses propres faiblesses. Cela redonnait l'envie à Miru de profiter de l'instant présent, à sa manière.

Quand le chien se mit à ralentir, Ginger commença à marcher. C'est là que Miru devint réellement inquiète. Ginger suffoquait ; on aurait dit qu'elle allait s'écrouler pour dormir et ne plus jamais se réveiller. Miru s'apprêtait à engueuler ce stupide chien, mais finalement elle se tut. Son amie avait fait tant d'effort. Juste pour elle. Il fallait qu'elle perdure l'instant, sans le gâcher.

C'est là que Miss Fluffy lui proposa d'approcher la bête. Miru n'avait jamais vraiment aimé les chiens. Elle les trouvait stupides. ... Ce qui était d'ailleurs assez bizarres puisqu'elle aimait vraiment tous les autres animaux. Surtout ceux qui lui rappelaient sa chère contrée natale. Elle se rappelait qu'elle avait drôlement sympathisé avec un sale petit matou, au pelage roux et prune. Elle l'avait nommé "clochette" à cause de celle qu'il avait autour du cou. Son père s'était moqué d'elle, car "clochette" était plutôt féminin et que le chat avait tout l'air d'être un mâle et Miru ne s'était pas privée de donner des coups à son père pour le faire taire. Quoi qu'il en soit, ce chien était très beau. Alors malgré son aversion, l'enfant s'approcha plus près, tout doucement.

"Allez... Allez... Viens me voir sale cabot... " murmurait l'anglaise en agitant les doigts en direction du sommet du crâne de la bête.

Elle s'était accroupie au milieu des fleurs. Le soleil inondait de ses rayons sa sombre chevelure. Ses cheveux étaient si longs que certains touchaient les pointes des herbes. Son regard, mi-effrayé, mi-joyeux, pétillait de vivacité. Elle se retourna pour sourire à Ginger.

"Viens toi aussi. A nous deux, on y arrivera sûrement."