Les oiseaux qu'on met en cage
Peuvent-ils encore voler ?
C'était pourtant une nuit comme toutes les autres. L'air était doux, les arbres frémissaient sous une brise légère, et le ciel était piqueté d'une multitude d'étoiles. Si les temps avaient été normaux, il y aurait eu foule dehors à chercher les étoiles filantes, repérer les constellations, ou simplement admirer les astres scintillants. Tout aurait été si tranquille... Mais rien ne se passait jamais comme prévu, et le silence qui régnait sur l'île n'était pas dû au sommeil paisible des centaines d'enfants qui y logeaient, plutôt à la guerre qui agitait les quartiers depuis des mois. L'on avait peur de quitter son chez soi, et la nuit... seuls les gangs et les inconscients s'aventuraient dehors.
Le silence était donc épais, à couper au couteau, et il fut à peine troublé par des pas qui résonnèrent quelques minutes avant de cesser. Debout au milieu de la place, plantée devant le panneau d'affichage, Lélia se sentait étouffer. Oppressée par ce silence omniprésent, par ces tensions qui faisaient trembler même les enfants les plus insouciants, elle se renfermait sur elle-même. Recroquevillée sur ce vide qu'elle ne savait combler. Oh, les incidents, les combats, les folies, tout cela lui fournissait certes quelque adrénaline dans l'immédiat mais la grisante sensation de perte de contrôle était rapidement remplacée par le rappel écrasant de ses responsabilités. Ces enfants effrayés, ces ados exaspérés, tous avaient confiance en les Guardians pour ramener l'ordre. Elle ne pouvait s'absoudre de ces espoirs qu'ils plaçaient en eux. Elle n'arrivait plus à égoïstement profiter de l'agitation provoquée par la guerre.
Elle volait, autrefois, la Lélia. Elle laissait derrière elle le monde et ses entraves, le vide, le sang et les larmes. Un shoot et elle n'était plus elle-même. Une piqûre, une pilule, un verre, et elle abandonnait tout derrière elle, sans se préoccuper de quiconque autre qu'elle-même. Une folie, de l'adrénaline, et elle se dissolvait dans le ciel pour quelques minutes d'oubli.
Et puis... Elle avait eu un déclic. L'inquiétude d'Avril lorsqu'elle cessait de s'alimenter, les regards pensifs d'Alekseï lorsqu'elle l'avait croisé en pleine descente, les remarques des uns et des autres... Tout cela s'ajoutait et faisait plus dans sa psyché que les sermons de son père, autrefois. Non qu'elle se sente prête à arrêter, au contraire. Le vide la tourmentait plus que jamais et rien ne semblait désormais vouloir le combler. C'était inquiétant et dangereux. Elle en avait même failli compromettre sa couverture, en paraissant dans le parc alors qu'elle ne maîtrisait plus grand-chose.
Danger, danger, danger, hurlait sa conscience. Piégée entre le précipice qui s'ouvrait derrière elle, la poussait à aller toujours plus loin dans la recherche de sensations, et le mur menaçant de la réalité. Être découverte, emprisonnée peut-être ? Elle ne pouvait se le permettre. Alors, rester là, immobile, à attendre qu'une faille s'ouvre sous ses pieds ? Un immense soupir lui échappa, tandis qu'elle serrait ses bras autour de son corps, s'étreignant elle-même presque désespérément. Le silence lui résonnait aux oreilles. Oh, cet insupportable silence ! Le cri qui s'échappa de ses lèvres, presque clandestinement, transperça la nuit. Aigu, il résonna quelques instants puis finit étouffé.
Brutalement, la jeune femme se laissa tomber à terre. Agenouillée dans le sable rouge, elle laissa échapper une plainte étranglée. Pas bien, elle ne se sentait pas bien. La tête lui tournait, ses oreilles bourdonnaient. Ses mains rencontrèrent le sol, ses doigts fins fouillèrent le sable, à la recherche de quelque chose qui la sauverait. Depuis combien de temps n'avait-elle pas pris le temps de manger ? Elle ne s'en souvenait pas. Elle avait vaguement dû prendre un sandwich à la cafétéria ce midi-là, mais son corps mince semblait brûler les calories plus vite que la lumière et ça n'avait visiblement pas suffi. Un sucre, un bonbon. Avait-elle quoi que ce soit pour réussir à se relever ?
Vides vides et encore vides, ses petites poches ! Pas le moindre aliment à se mettre sous la dent. Autant s'allonger un peu, dormir... Oh, ces étoiles qui tournoyaient, comme c'était joli ! Cela lui rappelait la berceuse que lui chantait son père, quand elle faisait un cauchemar... D'ailleurs, à proprement parler, sa situation était proprement cauchemardesque, et méritait bien une chansonnette. D'autant que, elle en était sûre, la lune venait de lui faire un clin d'oeil. En réponse à cette marque de confiance magnifique l'astre à la pâle lueur, sa voix s'éleva. Frêle, hésitante, sur le point de se briser, elle lança un tremblant hommage à une étoile choisie au hasard :
"Then the traveller in the dark,
Thanks you for your tiny spark,
He could not see which way to go,
If you did not twinkle so.
Twinkle, twinkle, little star,
How I wonder what you are."Laquelle sembla apprécier, puisqu'elle se couvrit le visage d'une écharpe de nuage. Gênée, l'étoile ? Un rire clair monta jusqu'à l'astre timide, suivi d'une apostrophe certes un peu étrange :
"Hé, l'étoile ? Mon étoile, ma petite étoile... Tu n'aimes pas ma chanson ?"Allongée au sol, les bras en croix, elle riait sans vraiment pouvoir s'arrêter. Elle n'était même pas sous l'emprise d'une quelconque substance chimique. Non, simplement en manque de sucre. Tout lui paraissait absurde, d'un comique irrésistible. Elle ne se calmait pas, et ce furent des pas qui crissaient sur le gravier qui la firent taire quelques secondes, juste le temps de laisser échapper à l'adresse du nouveau venu :
"Hé, mon royaume pour un sucre ! Vous êtes là depuis longtemps, monsieur le mystérieux inconnu ?"Et elle repartit à rire doucement. Sans glousser comme une poule, elle laissait juste s'envoler les éclats d'un rire perlé. Plus aucune importance, qu'on l'ait surprise ainsi. Tout lui paraissait tellement ridicule que maintenir le secret sur sa double était désormais futile. Une seule priorité était devenue absolue : le sucre. Il lui fallait du sucre.